Carnets Spirales

CARNET SPIRALES #15 : LE PLAFOND


Certains matins,
au réveil,
j’ai la tête
pleine des cieux.
Les omoplates
ébouriffées de plumes.
L’échine tremblante.
La peau hérissée par le présent le désir et le vent.
Certains matins,
au réveil,
il me semble
qu’il suffit
presque
de tendre la main
pour étendre des ailes
et d’un coup
d’un seul
– m’élever
être libre
en apesanteur
devenir maître
du vent de la terre
de moi-même de ma vie
de mes rêves de mes envies
de mon corps de mes angoisses de mes terreurs
des autres de leurs rires de leurs sourires de leur amour
de la laideur de la souffrance des corps vermoulus des mains tordues par la peur
des salles d’attente suffocantes des pleurs d’enfant cent fois étouffés entre deux oreillers
du verre brisé sur le trottoir des accidents de voiture au creux de la nuit du rire pâteux des chasseurs avinés
des chemins creux où je me suis couché où j’aurais voulu être mort des lames de rasoir qui glissent au coin de nos lèvres qui tailladent nos liens
des murs moches de ces villes oubliées de l’eau de javel de l’indifférence jetée sur la solitude à même le pavé du pauvre mausolée qu’on offre aux fleurs coupées
et de ces mots
ces mots qu’on n’a jamais osé prononcer
qu’on a gardés là
depuis toujours
enfermés derrière nos lèvres blêmes
parce qu’on avait peur
peur de les laisser aller
en liberté
parce que j’avais peur
peur de me laisser aller
peur de me laisser
aller
en liberté
peur
de te dire
te dire
que
je
t’ai
mais
Certains matins,
au réveil,
j’ai la tête
pleine des cieux.
Les omoplates
ébouriffées de plumes.
L’échine tremblante.
La peau hérissée par le présent le désir et le vent.
Certains matins,
au réveil,
il me semble
qu’il suffit
presque
de tendre la main
pour étendre des ailes
et d’un coup
d’un seul
– m’élever
être libre
en apesanteur
devenir maître
du vent de la terre
de moi-même de ma vie
de mes rêves de mes envies
de mon corps de mes angoisses de mes terreurs
des autres de leurs rires de leurs sourires de leur amour
de la laideur de la souffrance des corps vermoulus des mains tordues par la peur
des salles d’attente suffocantes des pleurs d’enfant cent fois étouffés entre deux oreillers
du verre brisé sur le trottoir des accidents de voiture au creux de la nuit du rire pâteux des chasseurs avinés
des chemins creux où je me suis couché où j’aurais voulu être mort des lames de rasoir qui glissent au coin de nos lèvres qui tailladent nos liens
des murs moches de ces villes oubliées de l’eau de javel de l’indifférence jetée sur la solitude à même le pavé du pauvre mausolée qu’on offre aux fleurs coupées
et de ces mots
ces mots qu’on n’a jamais osé prononcer
qu’on a gardés là
depuis toujours
enfermés derrière nos lèvres blêmes
parce qu’on avait peur
peur de les laisser aller
en liberté
parce que j’avais peur
peur de me laisser aller
peur de me laisser
aller
en liberté
peur
de te dire
te dire
que
je
t’ai
mais

Certains matins,
au réveil,
j’ai la tête
pleine des cieux
ça ne dure qu’un instant
j’allume une clope
je me sers un café
je regarde le plafond
tout est calme
rien
rien ne va
arriver
tout est calme
juste
le plafond

– encore
encore une journée.



CARNET SPIRALES #14 : FEU


Voilà, c’est fini.
De la nuit
Au petit matin
ne restait rien d’autre
que le trop-plein :
Le sourire jaune du cendrier
Les confettis coagulés
Et les lézardes sous nos yeux.
Ici et là, désastre.
Quelqu’un avait laissé tomber
ses larmes
dans le saladier de rhum arrangé.
Un éclat de rire un peu fêlé
égaré sous le canapé.
Le matin charbonnait
comme un premier jour d’usine
et même le chien
ressemblait à un vieux tapis équarri.
Je ne sais pas pourquoi
Je le sais très bien,
soudain,
je me suis inquiété
De voir dans leur vase,
les baisers rouges lentement se faner,
La poubelle crevée
de nos rêves débordés.
Voilà, c’est fini?
j’ai demandé
avec dans la voix
le froissement d’aile
d’un oiseau de mauvaise augure.
Toi tu es sortie de la salle de bains
Avec les cheveux mouillés et des cernes fraiches.
La fatigue te va si bien.

Tu as dit quelque chose ?

Non, rien.
Alors avec un sourire,
tu as pris ma main,
une boite d’allumettes,
tu as ouvert la porte
et dehors c’était presque le feu.

Allez viens, on va jouer.
Je t’ai suivie, léger.
Tu as la joie tranquille
des enfants pyromanes.
Avec toi
les rues ne demandent
qu’à se laisser embraser.
Encore.




CARNET SPIRALES #13 : TENDRESSE

Ce matin, à Istanbul,
une lycéenne m’a demandé
d’écrire un mot dans son livre.
Un mot pour le garçon à côté duquel elle était assise,
le garçon dont je n’ai pas entendu la voix pendant une heure,
le garçon qui l’attend maintenant à la porte,
le garçon qu’elle aime,
le garçon qui l’aime aussi, elle le sait,
et qui, lui, n’ose pas, ne sait pas,
comment le lui dire.
J’ai écrit :
Fais confiance à la tendresse du coeur,
C’est la seule richesse
Que nous possédons.
Elle a refermé le livre,
avec un grand sourire,
espérant que j’avais glissé
entre les pages une clé.
Et moi je pensais :
Quel piètre poète je fais !
Les mots, décidément,
sont bien peu de choses
pour défaire le silence
et les adultes ne sont pas plus doués
que les adolescents
pour dire les tremblements.
Quelques secondes plus tard,
le garçon est venu me voir.
Il m’a dit :
Ne pas se sentir à sa place,
c’est difficile.
Mais c’est bien aussi,
ça permet de voir le monde autrement.
Ils se sont rejoints à la porte
et ils sont partis ensemble
avec leur amour et leur désir secrets
que mes mots ne pourront jamais effleurer.
Parce que les mots, décidément,
sont bien peu de choses,
comparés à l’infinie tendresse d’un coeur…




CARNET SPIRALES #12 : BATAILLE

Photo : Bruce Davidson

Un jour, elle m’a écrit :
« Tu batailles du côté de la poésie ».
J’ai bien peur
d’avoir déjà perdu la guerre,
moi qui n’ai pour seule arme
qu’un sourire cerné
– et pour seul camarade
mon cœur,
un vieux clown édenté,
un lâche,
un déserteur
sur qui
nul ne saurait compter.


CARNET SPIRALES #11 : LES RADIS

Un avion enjambe le ciel

dans un souffle de dentelle blanche,

toi, tu retrousses ta jupe

et le soleil vient fondre sur tes cuisses nues.

« Le printemps est là », tu murmures.

C’est une évidence :

les graines de radis roulent entre tes doigts

et sous ton pull, tes seins dessinent un sourire.

Si bien.

Si bien que les mots s’évanouissent sur ma page.

Jamais plus, je crois, je ne pourrai tourner

la page d’aucun livre.

Quand tu sèmes les radis,

au diable le temps, les avions,

les mots et les rimes à dix-mille pieds.

« Le printemps est là », tu murmures.

Et j’ai envie de te croire

Même si.

Même s’il y a la guerre

Même si, un jour, je le sais,

il nous faudra bien mourir,

comme ces graines

rouler dans la terre brune,

je vis

maintenant

dans le soleil de tes cuisses,

le sourire de tes seins blancs,

Et c’est ce qui nous tient là

dans ce printemps infini :

la promesse

des radis.


CARNET SPIRALES #10 : AU CIEL

Je vis comme on tombe.

Avec la pesanteur des rochers

et dans le cœur

l’absurde fragilité

d’une tasse

de porcelaine.


CARNET SPIRALES #9 : MA SŒUR

Après la pluie,

j’ai tendu sous mes pieds

Le chemin des collines.

Entre deux nuages

le soleil glissait

ses craies fauves,

barbouillait en riant

Et la plaine et la ville.

Au loin, déjà,

Des chiens écumants

Se disputaient

L’os rougi

du crépuscule.

Là-bas,

j’ai fermé les yeux :

Il est des incendies

qui de la noirceur des jours

parfois

nous lavent le cœur.

Là-bas,

j’ai pensé à toi,

ma sœur.

Toi,

je te sais sans chemin ni colline,

prisonnière de la ville.

Je te te sais

Les lèvres blanchies

par la nuit

et la nuit transie

par le cliquetis des heures.

Alors

pour toi, ma sœur,

j’ai cueilli

du bout des cils

le petit feu du ciel.

Je te l’offre ici

comme un présent,

une braise ténue

entre les doigts tremblants

de ces quelques lignes.

C’est bien peu,

je sais,

je ne suis qu’un

Prométhée de pacotille.

Mais j’espère que tu trouveras là,

ma sœur,

de quoi raviver

tes joues

et la flamme de ton rire.







CARNET SPIRALES #8 : DEBRIS

Au burin

elle brise
les sourires
qu’on brandissait
comme des drapeaux
sur les barricades
du petit jour.

A la masse,
elle fracasse

les nuits titubantes
Où on conspirait
près du feu
Contre la gravité
des nos paupières.

Au pied de biche

elle descelle
le premier baiser de nos lèvres
le café à la terrasse de l’aube
la balancelle du ciel
la grâce des oiseaux

la légèreté de nos pas
la montagne de l’automne

les fleurs des poèmes
la joie du vin
les chants de nos poitrines

et les rêves
de nos jours.

A la lame
elle cisaille
Les envols de nos mains
Le velours de ma langue
Les colchiques de tes seins
Et tous les mots d’amour
qu’on laissait voguer
dans l’onde de la baignoire
à cinq heures de l’après-midi.
Des bateaux de papier

qui faisaient de nous
des marins aux joues rosies
et qui sans peine
nous portaient
jusqu’au lendemain.

Il y a des jours,
sans éclats,

où la tristesse
nous fait miettes.
Et peaux mortes
dans l’eau du bain.

Mais je t’en fais la promesse :

bientôt
de mon visage
je chasserai la poussière,
sur tes yeux
je lécherai les cendres,

nous balaierons
ensemble
les gravats d’hier.

En dansant
sur les ruines
nous ferons sécession
de la peine et du chagrin.
Nous bâtirons
une maison sans murs, sans porte
et sans toiture
pour sur le lit
des rivières
laisser courir
et nos doigts et nos corps et le ciel.
Tu verras,
ensemble,

demain

nous remettrons
des chemins sous nos pieds
du feu dans nos poings
des baisers à nos lèvres
et la joie
à l’endroit du cœur.


CARNET SPIRALES #7 : L’ARBOUSE

L’arbouse

rougit le chemin

Un rire d’enfant

s’évapore dans la montagne

Ce matin

les sorcières

ont déserté la forêt

Ici l’automne moissonne

le chant des oiseaux

les derniers brins de lumière

Là-bas déjà

le ciel saigne au couchant

Du bout des lèvres

je te fais des promesses

de printemps

même si je sais

que bientôt l’hiver sera là

et que les pierres et le ciel et mon cœur

seront pris de givre

des mois durant

Toi, tu ris,

tu laisses glisser ta robe

sur tes chevilles

et tu ouvres les draps

Viens.

Il suffit parfois d’un mot

pour oublier nos rides, nos tremblements

et l’épaisseur de la nuit qui arrive

Viens.

Viens en moi.

Il suffit d’un seul mot

pour éloigner les ombres

pour embraser les montagnes

Il suffit d’une robe au pied d’un lit

pour faire durer le jour

pour être certain

que demain le soleil reviendra

Viens.

Et pour un soir encore

même si je me sens si vieux

je m’abandonne

aux rêves

à tes bras

au temps

avec la confiance d’un enfant

Viens

avec moi.


CARNET SPIRALES #6 : MOINEAU

Je n’ai pas hésité

avant de prendre la plume

et là, sur l’avenue,

de son tranchant

me suis désossé

le cœur.

Pourtant,

vous le savez,

il est bien plus facile

de confier ces petits animaux

aux bons soins

de l’équarrisseur,

d’enfouir les yeux dans ses poches

de peindre sur ses lèvres un sourire indolent

d’oublier tout à fait

qu’un jour

ils brillaient

dans notre poitrine

comme de si jolis

petits soleils

qu’on promenait, tout fier,

main dans la main

sur la grande avenue

de la ville.

Mais voyez-vous

j’étais curieux

de savoir jusqu’où la nuit s’étendait

de ce côté du monde

et d’un seul trait

je l’ai fendu en deux.

A l’intérieur

il n’y avait rien d’autre

qu’un moineau

aux ailes rompues

par

un café refroidi et des nuits chiffonnées et le miroir narquois

les larmes du matin le rire du cendrier et le vertige du vide

de toutes ces journées

qui me séparaient

maintenant

de toi.

Voilà comment

sans y prendre garde

prisonnière de sa cage

et de cet amour brisé

la vie

s’étiolait.

Tout l’été,

j’ai bercé l’oiseau,

du bout des lèvres

lui ai donné la becquée :

des brins de soleil

un souffle sur ma nuque

des soupirs d’oreiller

d’autres peaux

que la tienne.

A l’automne venu

j’ai ouvert les mains :

l’oiseau s’est envolé.

Je n’ai rien fait

pour le retenir.

Les oiseaux sont nés

pour le ciel

et nous autres

pour espérer.

Voilà pourquoi

vous me voyez

si souvent

perché aux arbres

dénudés

de l’avenue.

Vous, vous esquissez

un sourire un pas

de côté

le pauvre fou,

pensez-vous.

Mais je m’en moque

je reste là,

les yeux jetés au ciel

la poitrine béante

le corps écartelé

par l’attente.

Le pauvre fou,

pensez-vous

Mais je m’en moque

Vous ne savez rien

d’un cœur déserté

par les oiseaux



CARNET SPIRALES #5 : SANS SERRURE

Un matin
je serai
Sans serrure
J’ouvrirai grand
ma porte
Je traverserai
Fébrile
La ville
Heureux et indifférent
du regard
Médusé
Des passants
En fête
 

A la boulangerie
J’achèterai
Deux croissants
Encore chauds
Qui laisseront
Sur mes doigts
Dix baisers
A la saveur
beurre salé
 

Haletant
Je grimperai
quatre à quatre
les marches
de l’escalier
qui mènent
à ta chambre
sous les toits
Où toutes les nuits
J’ai rêvé 
que tu te tenais
Le front 
au carreau
Solitaire
transie
et nue
Une clope 
entre les doigts
Où toutes les heures
A travers 
les fissures de l’horloge
j’ai guetté 
la fleur
de ton sein
Sous la couverture
d’un livre
Mille fois lu
 

Après ce long printemps
aux couleurs d’hiver
Tu tireras
le loquet
Tu entrebâilleras
Tes bras
De ta bouche,
Je lécherai le givre
Et enfin
Face à face
On mettra à nu
Nos corps
Pris de glace
Sous les draps
Peau à peau
A pleines dents
On fera des miettes 
d’hier
on réchauffera
nos sangs
on mêlera
nos langues
on étouffera
nos peurs
on échevellera 
le monde
On fera
Le mur
on dressera
des barricades
on livrera 
bataille
Jusqu’à crier victoire
pour s’inventer
de beaux lendemains 
 

Dans les rues, les chambres, les jardins
Nous serons cent
Nous serons des milliers
Des millions
A faire trembler ainsi
le ciel d’été



CARNET SPIRALES #4 : LES CHIENS

Nous sommes

Les chiens délaissés

Errants sans papiers

Dans les rues muselières

De vos villes en cage

Nous avons

Des poings

dans le ventre

Du feu dans la voix

Le cœur cicatrice

Et la bouche en rage

Non,

Nous ne sommes pas

Vos braves petits cabots

Marchant au pas cadencé

Dans les soirées mondaines

De vos tristes

Mausolées

Non,

Nous n’avons pas,

Nous n’avons jamais eu

L’étoffe du héros

La gueule de l’emploi

Le bon pédigrée

Nous sommes les clébards de la gare

Tout juste bons pour la corde

Trop craints pour le cadre

Trop crades pour vos trains

Zonant sur les quais

Vous pouvez toujours

Nous assigner

Sur le bitume

Aux cases et aux croix,

Aux caisses, aux piquets

Nous casser les crocs

Nous coudre la gueule

Derrière des barreaux

De vingt mètres carrés

Toujours

Nous serons
Aujourd’hui comme demain

Chiens sauvages

A l’assaut de la lune

Toujours prompts
A danser dans les rues

A vous mordre la main.





CARNET SPIRALES #3 : DANSER

Crie
crache
croûte
Je danse
Nu
Les bras en croix
Au milieu
du cratère
de l’avenue
Et j’accroche mon rire
Fou
Aux lampions
Des grands magasins
Fanés.
Crie
crache
croûte
Sur les trottoirs
Je griffe
le bitume
Gifle
le silence
Pousse mon chariot
Charrie des lambeaux
de rêves, des épaves de rires
et mon ventre creux,
Les épaules cassées
par mille tonnes
De vide.
Dans les venelles
A mon approche
Même
Les ombres s’esquivent
Je suis
le roi des décombres
le rat, le fou, le mat
Oublié, détesté et craint
de tous.
Depuis toujours
j’erre sans partage
Sous vos tours aveugles
J’encombre vos artères
vos parcs, vos terrasses
Fracasse de mon corps
– carcasse
vos bouches
clôturées.
Mais peu – n’importe
Dans la foule
toujours
Je danse
Et de l’écume d’un rire,
du velours d’une jambe
de l’or d’une paupière
Je me tricote
un toit d’étoiles
pour marcher jusqu’au matin.
Crie
crache
croûte
Aujourd’hui
Je danse
Seul
– Seul
sur les ruines
de la place des fêtes
– Seul
Au milieu des chiens
Entendez-vous?
Entendez-vous mon cri ?
Aujourd’hui
Est-ce qu’il reste
quelqu’un
ici ?
Quelqu’un
Pour me tendre la main
Danser jusqu’à demain?



CARNET SPIRALES #2 : ENFANCES

Te souviens-tu
Du regard jaune de ce renard
Immobile
Au beau milieu du chemin
Et des serments secrets
Qui furent ce jour-là
silencieusement
Échangés ?
 

Te souviens-tu
Du sourire méprisant
Que dessinaient
Sous la peau blême
les côtes tendues
De ce chien
Que tu avais trouvé
Mort
Jeté
au fossé ?
 

Te souviens-tu
Des grilles
Des vitres
Des portes
Des lames
Des poings
De tes yeux
Ensevelis
Sous l’oreiller.
Te souviens-tu
Comment tu n’as jamais pu
briser
De la bouche
du père
Le cadenas d’acier ?

Bien sûr, tu t’en souviens.
 

Nos enfances
Sont frappées
D’enchantements
De tremblements
De silences terrifiés.
Nous en gardons
de grossières coutures
A l’endroit
Du cœur.



CARNET SPIRALES #1 : NUE

Il fut un temps où nos rêves étaient
plus grands
que nous.
On avait au creux
des nuits des reins
des embrasements.
Du feu
au fond
du ventre.
Des hurlements
pleins
la gorge.
Des murmures
à l’ourlet
du cœur.
Et des rires
Des rires
Des rires
à lacérer l’aube.
Rien de tiède sinon nos haleines
quand je mordais ton oreille
ta nuque ton sein
jusqu’au sang,
tu t’en souviens ?
On avait
deux
mille
vingt
cinq
ans
à peine
Et rien
ne pouvait nous calmer
Que les tempêtes.
Dis-moi
Elle est où cette vague ?
Il est passé

Le déluge ?
Tu t’en souviens comme ça nous renversait ?
Et nos ventres, et nos sexes, et nos souffles, et tes yeux dans mes yeux.
Toi, dans moi. Et moi, tout autour de toi.
Nos corps, des rires,
A faire chialer
les étoiles.
Du feu
Au goulot même de la vie,
sur la banquette arrière
du manège du ciel.
T’en souviens-tu ?
Combien les rêves
emplissaient nos nuits
débordaient nos jours ?
Qui donc
Les a ainsi remisés?
Au fond des dossiers,
derrière des écrans,
Nos rêves,
Petites archives comptables
Lambeaux, fragments, rognures,
pièces à éviction,
nos rêves,
les rêves,
petites choses mortes
excisées de la vie,
dûment étiquetées
classées, cadenassées,
nos rêves :
petites choses
vaguement dégoûtantes
honteuses et racornies.
Qui donc ?
Qui donc sinon nous-mêmes,
du bout de nos doigts affairés
Au travers de notre seul reflet ?
Regarde
Regarde
tes yeux :
y vois-tu
autre chose
que des fleurs fanées ?
Tu vois ?
Maintenant,
Dis-moi,
toi,
le monde,
Sommes-nous déjà
si vieux
qu’il ne nous reste
que le souvenir
pour nous tenir
aujourd’hui
si peu vivants
sur l’asphalte mouillé ,
en périphérie
de la vie ?
Quoi ?
Tu pleures ?
Tu
pleures.
Allez,
Allez, l’ami,
enfin,
souris,
encore
une fois.
Allez
Viens
Éclaire ta gueule.
Mouche ton chagrin.
Maquille ta nausée.
Souffle les braises
Déchire tes bas de laine.
Ôte ton corset.
Fais-nous valser
A cent sous
l’heure
A gorges
déployées
La nuit
est encore jeune.
Nous avons
deux
mille
vingt
cinq
ans
à peine.
Allez
Viens
Glisse
ta main
Au creux
De mes reins
laisse-moi
encore
mordre ton oreille.
Ta bouche.
Ta nuque.
Ton sein.
Et si demain
existe
Au balcon de l’aube
Nue
je te prendrai.
Te montrerai
Ici
Et maintenant
comment
encore
S’embraser.


CELUI QUI N’EST PAS LÀ

Je ne suis pas là.
Je ne suis jamais là.

Je suis la chaise vide.
L’assiette creuse.
Le pain moisi.
La pendule muette.
Le portemanteau inutile.
Les bottes renversées.
La grange déserte.
L’âtre refroidi.
La rivière asséchée.
L’ambroisie.
Le ciel vide. Vide. Vide.

Je ne suis pas là.
Je ne suis jamais là.
Je t’ai écrit des lettres.
De pauvres mots.
Grattés à la crasse au temps à la viande et aux fusils.
Je t’ai envoyé des soleils.
Des promesses de lendemain.
Des bouts de peau.
A frotter contre ta peau.
Pour faire passer l’hiver.
Et la guerre.
Pour te tenir le ventre chaud.

Je t’ai menti. Je le savais, tu t’en doutais.

Mais peu importe,
notre amour était une religion.
Pour survivre, il nous fallait croire.
Mais comme en religion,
le paradis n’appartient qu’aux morts.

Maintenant je te le dis
Le ciel est aussi
vide
que ma chaise.

Je ne suis pas là
Je n’ai jamais été là.
Ma chaise a toujours été vide.
70, 14, 40, 62.
Des chiffres pour mesure l’absence.
Toi, bien sûr, tu as attendu.
Tu comptais.

Sur le dossier de ma chaise
avec le vieux canif
tu gravais dans le bois
Les jours qui séparaient nos corps.
70, 14, 40, 62.
Cent
Million
de Secondes
Et la soupe
dans ton assiette
refroidie.
Et la mienne
reste vide
Rien que je puisse faire
Pour te réchauffer.

Je ne suis pas là.
Je n’ai pas à cacher mes yeux
Pour ne pas voir l’homme qui pousse ta porte
que tu tires en dedans.
Je ne suis pas là.
Et je ne peux donc t’en vouloir.
Je suis là-bas,
dans la crasse et le sang et les tripes et la boue et les mille décombres de mes rêves.
Enseveli sous la carcasses d’un cheval mort.
Tandis que toi, mon amie
Tu te couches sous l’homme.

Tout ce sang. Toute cette viande.
Et si peu d’amour.
Et ta peau se réchauffe.
Et tu sens revenir la vie.
A la braise de ton sexe.
Les mouches bourdonnent.
Et toi tu jouis.
Les mouches bourdonnent.
Travail. Famille. Patrie.
Les mouches bourdonnent.
Mobilisation générale.
70, 14, 40, 62.

On avance, les frangins, on est partis.
Tout cette viande, ça me coupe l’appétit.
C’est drôle, moi qui n’ai que du pain moisi.
Combien de chiffres pour mesurer
l’absence dans ton lit.
Et l’assiette froide.
Et ma chaise vide
Et les croix dans le bois.
Et la table
raide
comme un tombeau.

Je ne suis pas là.
Je ne suis jamais là.
Sinon, j’aurais chanté une chanson.
En levant mon verre.
J’aurais craché sur l’empereur et les curés.
J’aurais trinqué aux rouges et à la révolution.

J’aurais foutu du feu dans ma voix.

J’aurais craché comme au fond de la mine.
J’aurais bombé le torse. Et on aurait gueulé.
Mort aux vaches ! Et vive les femmes infidèles.


Mort aux vaches ! Et vive les femmes infidèles.


Enfin, non, peut-être que j’aurais pas dit ça.
Peut-être que j’aurais déposé
un baiser sur ton front
Parce que le petit dort. Faudrait pas le réveiller.
Mais quand même.
Morts aux vaches !
On ira tous les crever.

Là-bas, tout en haut. Pays de misère et de froid.
Là-bas tout en bas. Pays de misère et de pierre.
Ou alors on restera là. On se cachera dans les forêts.
Avec nos frères les loups dont les yeux brillent à la veillée.
Et on ira voir cramer les trains dans le lointain.
Ouais, tu verras, mon amour.
Ta terre, ma terre. Comment ça pousse bien sur le sang versé.
Toi tu ne dis rien.
Tu prends ton canif.
Et tu ajoutes une croix
Sur le dossier de ma chaise.
Vide. En lambeaux

Je ne suis pas là.
Je n’ai jamais été là.
Tu as dit : Non, il n’est pas là.
Il est parti.
C’était la première fois que je voyais un bateau.
Et qu’il y avait autant d’eau entre nous.

America, America.

Je reviendrai, j’avais dit
en poussant la porte.
Je reviendrai
quand tout sera fini.

Mais voilà
Je n’ai jamais rien compris aux chiffres.
Pourtant mon père avait bien essayé de m’apprendre
Avec les 36 lambeaux de son corps
Et ses dents brisées.
Éparpillées dans la boue de ce pays du Nord.

Longitude. Latitude.
Quelles sont les coordonnées ?
70, 14, 40, 62.
Une tonne de plomb
pèsera toujours
plus lourd
qu’une tonne de nos os.
Je reviendrai.
Si je retrouve le chemin.
Mais jusqu’à combien tu pourrais compter
sur ma chaise vide ?
Je suis parti.
J’ai mis 4649 km
entre les uniformes et moi.

America America.
Mais comment mesurer l’absence.

Et la soupe qui toujours refroidit ?

Je ne suis pas là.
Qui réveillera l’âtre ?
Qui retournera la terre ?
Qui réchauffera ta peau ?
J’ai reçu ta lettre, mon amour.
Ici, tout va bien.
Je reviendrai bientôt.
Je rêve souvent.
De ta peau
Sous ton corsage.

La peau entre tes seins.
Là où nichaient les cocons.
Comment sous ma langue
elle était blonde et douce,
aussi douce que le pelage du veau.
Te caresses-tu, parfois, en pensant à moi ?
Je suis désolé d’apprendre que la vache est morte.
Que les cocons sont vides. Que la soie est déchirée.

Que la source est tarie. Que la sœur est partie.

Que l’ambroisie. Que l’ambroisie.
Ma mère, ma cousine, ma sœur.
Je ne suis jamais là. Et toi, tu t’accroches
à ce pays de misère
comme on se tient

à un bras.

Je ne suis jamais là.
Mais tout ira mieux, quand je serai revenu.
Tu verras, j’irai sur la lande d’en bas.
Labourer la terre refroidie.
Et, si Dieu nous laisse tranquille
Si les clochers poussière,
si les temples crasse
si les capitaine pantoufles
je t’emmènerai au bal du bas.
Sous les lampions, on dansera.
dans la poussière

Toi, dans ta robe blanche.
Moi et mes lambeaux de rêves.
Et toi ton ventre qui s’arrondit.

Tu sais j’ai une idée.

Peut-être bien que je pourrais pousser
la porte de la vieille école

et faire revenir des enfants par ici.

Du sang neuf
Du sang qui ne sera jamais versé.

On remettra les chiffres en ordre.

pour que demain ne se ressemble pas.

70, 14, 40, 62.
On comptera autre chose que les os.
On comptera les jours
passés à se tenir la main.
Mon amour.

Tu le sais, je compte les jours.
Et bientôt, je te le promets,
il y aura ma peau et ta peau
Attends. Oh attends-moi.
Je me caresse parfois en pensant à toi.
Mais je ne sens
que du vide.


De la chaise,
il ne reste aujourd’hui
Que des copeaux
de moi.
Et toi,
mon amour
maintenant si vieille
où reposes-tu ton dos ?
La maison est-elle encore debout ?
La porte est-elle close ?
Est-ce que tu es partie ?

Est-ce que tu as jeté la clé
dans la rivière où on se baignait?
Est-ce qu’il y a encore
quelqu’un
ici ?

(Un texte craché sur le papier à partir de témoignages recueillis en Ardèche en septembre 2014, dans le cadre du Grand Opéra du festival Essayages, avec la complicité de la dramaturge et poète Mariette Navarro, des musiciens Laura TEJADA et Franck GIRAUD du groupe Slash Gordon)