La Maison

– Fragments d’un carnet de bord intérieur –


La maison se situe aux confins du monde
et de la folie.
Elle se trouve là
où je ne suis jamais
allé.
La maison a des tremblements sauvages.
Elle appartient aux bêtes
qui ne dorment jamais.

*

La maison, comme il se doit, avait des murs, des fenêtres, un toit.
Mais personne, aucun architecte, n’avait jamais songé a lui offrir une seule porte.
Pas même moi, surtout pas moi.
Mais ça ne me dérangeait pas, cette absence de porte,
parce qu’il y avait de larges fenêtres à travers lesquelles je pouvais observer
la chute du jour,
la course de la nuit,
les manœuvres du ciel,
l’obstination des bêtes sauvages
et l’ombre portée du monde échevelé.
Non, cette absence de porte ne me dérangeait pas,
bien au contraire,
parce que c’est là, à la fenêtre,
que moi, le voleur,
j’attendais les passants.
Les après-midi d’été, je les regardais déambuler
sur le petit chemin qui, tête folle,
s’égarait devant la maison.
Ils s’arrêtaient parfois, surtout les femmes et les enfants.
Il faut dire que je savais les appâts et que je savais les pièges.
J’avais tissé des toiles empesées,
auxquelles je suspendais tantôt des breloques de sourires,
une poupée sans tête aux lèvres gonflée de baisers,
les lambeaux trempés d’un rêve,
les pleurs déchirants de l’enfant,
l’éclat tranchant du couteau de la solitude,
un écheveau de rire dans la nuit,
et mille autres choses qui, je le sais, aiguisent bien souvent
l’appétit.
De loin, les passants innocents contemplaient la maison
et disaient à haute-voix, pour eux-mêmes ou pour les herbes du chemin :
« Ce doit être bien beau là-dedans ».
Et parfois, parfois, l’un d’entre eux s’approchait,
une femme intriguée, un enfant imprudent,
et venait coller son nez à la fenêtre froide.
J’armais alors mon piège, je tendais mes filets, j’affûtais ma lame,
et, sans bruit, je reculais jusque dans les motifs fleuris de la tapisserie
où je me tenais tapi.
Je les voyais fouiller l’intérieur, chercher une preuve évidente de la beauté.
Mais ce que leurs yeux capturait de l’intérieur,
ce n’était pas autre chose que leur propre reflet.
S’il y avait de la beauté, elle était là.
Dans leurs yeux.
Leurs yeux que, sans qu’ils le sachent, je venais dérober à la faveur d’un mot bien aiguisé.
Ils s’en retrouvaient alors, éblouis, désorientés, égarés.
Ils tambourinaient sur la porte, voulant récupérer
ce qui leur appartenait.
Mais il n’y n’y avait pas de porte.
Juste un mur, leurs poings et la nuit.
Ils retrouvaient le chemin avec peine, sans doute.
J’étais désolé pour eux, mais c’était le prix à payer
pour regarder dans la maison.
Les yeux.
Leurs yeux que j’épinglais ensuite, délicatement, un à un,
dans de petits carnets de cuir vieilli.
Les soirs d’hiver, quand les murs se faisaient trop proches
et m’étouffaient de grincements et de plâtre,
je faisais défiler les pages.
Leurs yeux était ma porte.
Dans ces yeux, je vivais mille vies.
En ce temps-là, je veux bien l’avouer :
j’étais voleur.
Et la maison était mon piège.

*

J’écris comme on fait les vitres.
Une fois l’an.
Pour casser la croûte de crasse
sur mes paupières closes,
chasser les hiéroglyphes moches
des chiures de mouches,
écailler l’éclair de sang
d’un rouge-gorge kamikaze,
gratter le goudron étalé
à la truelle des poumons,
dépoussiérer les toiles d’araignées
de toutes les heures perdues
à guetter un sourire, un chat, ton ombre
dans le brouillard
au fond de la rue.

J’écris
comme on fait les vitres :
Pour mieux y voir en-dedans.
Même si cinq minutes après,
j’ai beau frotter,
c’est toujours pareil :
il reste sur le verre
le soleil goguenard
des doigts poisseux
d’un enfant inconnu.

*

Dans la maison, il y a une pièce secrète.
Un lieu enfoui entre les lattes de la nuit et du plancher.
Je le sais, elle m’est apparue en rêves à de multiples reprises.
C’est un lieu où je pourrais être.
Où les murs ont l’épaisseur du vent. Où le plafond s’offre au cieux.
Une pièce à moi.
Quand j’y pénètre, je la reconnais.
C’est elle, elle m’attend.
En rêve, je la découvre derrière une porte dérobée.
Une porte oubliée.
Cachée depuis longtemps, depuis toujours à mes yeux voilée.
Mais là, dans la nuit, dans le repli du sommeil,
elle m’apparaît, elle est là.
Je pousse la porte, intimidé, je fais quelques pas.
Le parquet, les fenêtres, les murs nus, tout repose, tout respire dans le silence tendu de l’attente.
La pièce secrète m’invite.
Elle s’offre et souffle sur mes pieds nus :
« Viens, je te veux, je t’attends. »
et je lui réponds :
« Je ne savais pas. Mais maintenant, je suis là. »
J’imagine déjà.
Où et comment disposer la table, le canapé, le lit, mes carnets, mes stylos, ma vie.
Je pourrais, je me dis, oui, je pourrais m’installer ici.
Ici serait un endroit pour moi.
Un endroit à moi.
Où je serais.
Moi.
Et j’ai le sentiment, la conviction, d’avoir enfin trouvé la pièce qui me manquait.
Mais à chaque fois, après seulement quelques pas, le rêve reflue, se contracte, s’enfouit.
Et je me retrouve au sortir du rêve seul, seul dans mon lit.
La pièce demeure inaccessible, cachée.
Et je poursuis, dans la maison, ma vie.
Qui est l’architecte de cette maison ?
Pourquoi avoir fait de cette pièce une boite scellée dans l’attente et l’oubli ?
Quel est donc le secret qu’elle renferme ?
Parfois, quand le rêve s’effrite et poussière, il me vient de drôles d’idées.
Je pourrais.
Je pourrais sonder les murs. Trouver le passage. Déchirer la tapisserie. Violer le secret.
Mais alors que resterait-il de moi,
si je n’avais plus de rêve ?
Quel est donc le secret qui ferait que tout
pourrait s’effondrer ?
Quel est donc le secret ?
Sinon moi.

*

Un enfant habite la maison.
Je l’entends souvent, marcher dans les pièces du haut, ces endroits oubliés que je visite parfois.
Il n’y est jamais quand j’y vais.
Il ne reste que la trace de ses pieds dans la poussière depuis longtemps refroidie.
L’écho du passage d »un corps délié.
Une danse sauvage.
Des hiéroglyphes insolents.
Je tente de suivre sa trace, de marcher dans ses pas.
Mais à chaque fois je trébuche et m’entrave.
Mes chaussures sont bien trop grandes et mes gestes maladroits.
Je n’ai pas la grâce des enfants.
Alors je me retire, je referme la porte, et je tente de l’oublier,
ce gamin qui vit malgré moi.
Et pourtant, et pourtant quand je suis en bas,
j’entends souvent claquer ses pas au-dessus
de moi.
Ses pas, qui ressemblent tant à l’ombre du vent,
à une bousculade de plumes désordonnée,
au froissement du rire d’un oiseau.
Ses pas me semblent si vivants.
Bien plus vivants
que moi.
Sans doute parce que
de l’enfant
je ne suis
que l’écho.

Un enfant habite la maison.
Je l’aperçois, parfois, au coin de mes yeux.
Je l’entends, souvent, là-haut, marchant dans la poussière de cette chambre inhabitée.
Moi, en bas, je ne fais pas de bruit, pour ne pas l’effaroucher,
comme on le fait avec les oiseaux blessés.
De peur qu’il ne s’envole, loin de la maison.
J’aime le savoir là.
Parfois, j’entends ses sanglots.
C’est alors la maison tout entière qui est secouée de soubresauts.
Dans les buffets, la porcelaine frémit, tout autour le plâtre fendille et le bois gémit.
Tout s’étouffe et se crispe, la maison est inconsolable, agitée de chagrin.
Peut-être l’enfant est-il malheureux
à cause de ce chien aux yeux vairons que ses parents ont un jour d’hiver abandonné.
Parce que le jardin était trop petit, le chien du nord trop grand, la liberté trop vaste.
Parce que la vie, c’est être
séparé.
Peut-être l’enfant pleure-t-il
parce que la mort a frôlé sa joue alors qu’il n’avait même pas encore songé
à ouvrir les yeux sur le monde.
Parce que sa mère ne l’a jamais tenu contre son sein.
Parce que la vie, c’est être
séparé.
Peut-être que l’enfant se tient sur l’appui
de la fenêtre
de la plus haute pièce
de la maison.
Prêt à sauter.
A quitter la vie.
Pareil à un oiseau aux ailes froissées.
Parce que la vie, se dit-il, c’est être
séparé.
Et il ne peut le supporter.
S’il ne saute pas, pas tout de suite,
c’est qu’il attend la preuve que la vie, ce n’est pas
que ça.
Et ce temps, ce temps où il attend qu’une main
le retienne, s’étire, élastique, depuis le repli de la nuit jusqu’à la fin des temps.
L’enfant, sans doute, était là avant l’idée même d’une maison.
Ou bien est-ce lui qui a construit la maison.
Il en est l’architecte et le prisonnier.
Je ne connais pas l’enfant mais je tiens à lui.
Parce que je sais que sans lui, la maison s’effondrera.
Parce qu’un monde sans enfant ressemblerait à un mausolée.
Je serais séparé
de moi.
Alors pour l’enfant, je chante.
Je tricote patiemment des ailes de mots qui le tiendront un instant en apesanteur
si jamais il venait à sauter.
Pour que jamais l’oiseau aux ailes froissées ne bascule dans le vide
et que la maison ne s’effondre et que le monde ne soit déserté.
Je murmure dans le jour qui faiblit :
Non, mon enfant, la vie, ce n’est pas que ça.
Regarde, regarde, je suis là, avec toi.
Je t’aime, je t’en prie, reste avec moi.
Ce qui est séparé peut être
réuni.

*

Quand j’avais huit ans,
j’ai glissé mes doigts dans la pyramide
de sable humide
qui gisait derrière la maison
alors encore en construction.
J’ai enfoncé mes doigts, ma main, mon bras tout entier
et, dans l’obscurité,
j’ai rencontré
la peau rugueuse
d’un cœur qui palpitait là en secret.
J’avais huit ans mais je n’avais pas peur.
Je savais que quelque chose dans le sable m’attendait.
J’ai creusé
creusé
jusqu’à découvrir
un énorme crapaud noir
que je pensais aveugle
mais qui de ses yeux fendus
voyait certainement en moi
bien plus clairement que je ne l’aurais fait.
J’avais huit ans
et j’ai compris
que le crapaud tapi
n’était personne d’autre que moi.
Partout la vie se creuse des terriers
faits de sable, de rêves et de silence.
Je suis un crapaud
et j’ai huit ans
pour l’éternité.

Mon père se tenait dans la maison.
Avec son rire carnage grinçant de dents.
Je le trouvais au détour de chaque miroir.
Sous le moindre de mes gestes tremblants.
A la commissure des claquements de portes narquois.
Dans le nœud coulant du jour qui se refermait au-dessus du lavabo de la salle de bains.
Sans cesse, mon père fissurait la faïence de mes sourires.

*

Mon père avait un flingue.
Un arme longue et obscure.
Que tout jeune il promenait au coin de son sourire sous les lampions de la fête du village.
Le genre d’arme qui faisait tourner la tête des filles.
Mon père était chasseur.
Il tirait les rats à la décharge foraine.
Il écartelait les cuisses des vaches.
Il dépeçait les jupes au corridor de la nuit.
Le flingue.
Il en avait hérité de son père.
Je l’ai reçu à ma naissance.
Il l’a pointé sur ma tête quand j’étais au berceau, perfusé de solitude.
Longtemps j’ai accroché l’arme au-dessus de la cheminée.
Je la promenais sur mes tempes les soirs d’insomnie.
Ou quand on me glissait sous la porte qui n’existe pas des mots d’amour que je ne pouvais lire.
Il faut toujours se rappeler d’où l’on vient.
Et pourquoi les fenêtres sont agrafées de barreaux.

*

J’ai tué mon père.
J’ai enterré son corps au sous-sol sous les années de peine.

*

J’ai égaré la douceur
quelque part dans la maison.
Impossible de mettre une caresse dessus.

Pleine, au cellier la lune a tissé son nid.
On s’y baigne dans sa lumière d’eau pâle.
Pas à pas pour ne pas la froisser.

Un jour, une météorite a crevé le toit de ma maison.
Elle a atterri sur le lit de la chambre du haut.
Celui où personne n’a jamais dormi.
Où personne n’a vu le jour, n’a jamais rêvé, n’a jamais fait l’amour, où personne n’a jamais quitté la vie.
C’est là que je l’ai trouvée, ronde noire et rouge sur les draps si blancs
qu’ils étaient pareils à un linceul
de lait.
La pierre avait tout d’un cœur.
Le cœur nu d’un agneau.
Entre mes mains, elle palpitait.
Je sentais sa chaleur lécher mes doigts.
J’ai pensé que cette chaleur était venue de l’autre côté de l’univers.
Qu’elle était venue là pour moi.
La pierre a rougeoyé.
Un clin d’œil des étoiles, j’ai pensé.
C’était absurde, bien sûr.
La probabilité qu’une météorite traverser l’immensité du ciel pour venir me visiter est infinitésimale.
Pour ne pas dire nulle.
Ou alors je le désirais tant que c’est arrivé.
Je passais des heures à son chevet, si bien que j’ai fini par appeler la chambre « la chambre de l’étoile ».
Je me réchauffais simplement les mains et c’était si bon que j’en oubliais tout,
les heures, l’écriture, la maison.
Peu à peu, j’eus le sentiment qu’il y avait une vérité contenue dans ce cœur de pierre.
Le sentiment que la chaleur émanait précisément de cette vérité enfouie.
Quelle était cette vérité ?
Impossible à dire.
On n’ouvre pas une étoile comme on ouvre une boite de conserve.
Pas même comme un coffre.
La vérité était là, dissimulée, je ressentais sa chaleur
mais je ne pouvais savoir de quoi elle était faire,
quelle était sa texture, sa nature, mais elle était là, c’était un fait.
Jour après jour, je revenais dans la chambre de l’étoile,
non pas avec l’espoir que le cœur de pierre s’ouvre devant moi,
mais juste avec le plaisir simple de me réchauffer les mains.
Savoir qu’une vérité existe me suffisait.
Et puis, un matin, la chambre était vide.
Il ne restait sur les draps blancs qu’un peu de poussière, le souvenir de la chaleur sur mes paumes,
et, au toit, un trou qui donnait directement sur les étoiles.
La probabilité qu’une nouvelle météorite tombe à nouveau par cette ouverture est infinitésimale.
Pour ne pas dire nulle.
Non, ça n’arrivera sans doute jamais.
Mais de temps en temps, je pousse la porte de la chambre de l’étoile, je ne peux m’en empêcher.
Je ne peux qu’espérer.
Quant à la vérité, j’y pense souvent.
Je ne suis pas assez fou pour croire que la météorite contenait une preuve de l’existence de dieu,
de l’amour, ou de toutes ces choses invisibles qui agitent les jours et les nuits des hommes.
Non, je vois dans le fait qu’elle ait crevé le toit de la maison, la preuve de l’existence
de la maison elle-même.
J’ai toujours douté de la réalité de la bâtisse
mais la présence de l’étoile signifiait que la maison existait bel et bien.
C’est peut-être cela, la seule et unique vérité : la maison existe.
Ce qui signifie que j’existe
moi aussi.

*

Des choses obscures agitent la ramure des bois au-dehors.
Sabots, queues, peaux et dents.
Sabots, queues, peaux et dents.
Craquent les ourlets des zones non cartographiées.
Je rêve parfois de m’enfuir et de rejoindre le sabbat.
Car je le sens confusément : je fus un jour l’une d’entre elles.
Avant que l’on ne m’enferme dans ce corps d’homme.
Sur la terre abandonné.

Un homme, pauvre de tout, s’endort sous le figuier ancien qui s’étire au seuil de sa maison en ruines.
Parfois, se dit-il, il est plus doux de dormir que de vivre.
Là, dans son songe, il chemine sans fin et, après des mois d’errance, ses pas le mènent dans une ville exubérante où, au fil des rues et des avenues, il se sent encore plus pauvre.
Là, dans cette ville, s’épanouit un figuier sous lequel il trouve refuge, exténué. Sans savoir pourquoi, il a l’idée de creuser entre les racines de l’arbre. Il creuse, creuse, et découvre le trésor enfoui dans le secret de la terre depuis toujours. L’homme exulte : le voilà riche !
Mais le rêve, comme tous les rêves, finit par s’évanouir et l’homme se réveille sous son figuier, aussi pauvre qu’avant. Encore plus pauvre même, car son rêve et la fortune qu’il contenait se sont dissipés.
L’homme pauvre secoue la tête, et, des jours durant, tente de chasser le souvenir du songe qui vient l’agacer à toute heure du jour et de la nuit mais rien n’y fait. Le rêve a semé en lui une graine qui a germé. La graine de l’espoir. Ou celle de la folie. Et si.. Et si ce trésor existait vraiment ? Voilà ce qu’il se dit.
Un matin où la faim lui laboure le ventre, il cède à cet appel. Il dit au revoir à sa maison, à son figuier adoré. Il part. Il ne prend même pas la peine de fermer sa porte qui n’a ni serrure ni loquet. Chez lui, il n’y a rien à voler. Il part.
Là, au fil des jours, il chemine sans fin et, après des mois d’errance, ses pas le mènent dans une ville exubérante, semblable à celle de son rêve, où, au fil des rues et des avenues, il se sent encore plus pauvre.
Là, dans cette ville, s’épanouit un figuier sous lequel il trouve refuge, exténué mais impatient déjà de creuser entre les racines de l’arbre. Il creuse, creuse mais il ne trouve au fond de ce trou que ses ongles aussi noirs et brisés que ses espoirs.
C’est alors qu’il entend un rire derrière lui.
Un homme gras et sûr de sa personne lui lance : « Que fais-tu, es-tu fou ? »
L’homme pauvre explique son rêve et l’homme riche se moque de lui.
« Voyons, moi-même, depuis des années, je fais un songe semblable au tien, dit l’homme. Là, dans mon rêve, je chemine sans fin et, après des mois d’errance, mes pas me mènent devant une maison effondrée de misère. Là, devant cette maison, se trouve un figuier sans âge. Sans savoir pourquoi, j’ai l’idée de creuser entre les racines de l’arbre. Je creuse, creuse, et je découvre un trésor enfoui dans le secret de la terre depuis toujours ! Et je suis plus riche que jamais.»
L’homme éclate de rire : « Mais je sais bien que ce n’est qu’un rêve, et je ne suis pas aussi fou que toi pour tout quitter et poursuivre un trésor qui n’a jamais existé ! »
Le pauvre reprend le chemin sans fin, et, après des mois d’errance, il rentre chez lui.
Devant sa maison en ruines, il retrouve avec bonheur son figuier adoré.
Il ne lui reste plus qu’à creuser.
Pour trouver entre ses racines son bonheur qui a toujours été là.

Est-ce que le trésor se trouve dans la maison ?
Où est le figuier ?
Où sont les racines entre lesquelles creuser ?

*

Est-ce que la maison a des racines ?
Parfois, je l’envisage comme un arbre, ancré dans le temps, l’espace, la glaise et la pierre.
Ses racines plongeant dans la terre aveugle, là où rien n’est dit mais tout est su, s’entremêlant à tout ce qui est vivant, à tout ce qui l’a été et à tout ce que ce qui le sera un jour quand je ne serai plus.
La maison est ainsi reliée aux forêts alentours, aux arbres creux, au lac sombre, à la grotte, aux processions de champignons, aux tremblements des vertèbres des musaraignes, aux éclats de soleil éparpillés dans les clairières, aux babines retroussés des chiens sauvages, aux lambeaux tricotés de chairs, de désirs et de rêves, à tous les lieux secrets où se tiennent les assemblées des bêtes et des sorcières.
Si la maison est un arbre, elle sait tout. Elle palpite au rythme sourd du monde.
Dans ce cas, comment se fait-il que moi, qui vis dans la maison, je ne sache rien du monde ?
Il me faudrait plonger mes racines dans la maison, de la même manière que la maison plonge ses racines dans la terre.
C’est ce que j’ai essayé de faire.
La meilleur manière, il me semble, est de prendre un bain.
Me laisser dissoudre dans l’eau brûlante. Fondre. Infuser. Me mettre en décoction.
Une fois concentré, je retire de la vieille baignoire la pierre qui me retenait tout autant que l’eau.
A travers la bonde, s’engouffrent ma peau, mes os, le cabinet de curiosité complet de mes organes vitaux, les squames de mes rêves, les rognures de mes questions, tout s’engouffre et se glisse dans les canalisations cliquetantes, en pleins et en déliés, jusqu’à rejoindre le sous-sol où tout n’est qu’obscurité. Alors je sourde à l’argile, je m’épanche de terre, je m’épouse aux doigts blêmes des racines de la maison qui, dans un soupir, s’en gorge de plaisir.
Quand il ne reste plus rien, nu, je m’enveloppe dans le drap des heures creuses de la nuit.
Je fume une cigarette en contemplant le fond de la baignoire qui ressemble tant au ventre de celle qui m’a porté.
Je peux espérer que les prochains bourgeons qui apparaîtront dans la tapisserie fleurie du salon m’apporteront des réponses et m’aiguilleront quant aux grandes manœuvres que mes songes ont entrepris cette nuit.

*

J’ai trouvé
une barque renversée
sur la berge d’un songe.
A son bord,
j’ai fendu la nuit
jusqu’aux récifs aiguisés
du matin.
Tout le jour
dans la maison
j’en garde sur la peau
le parfum épicé
d’un rêve lointain.

*

La maison appartient aux esprits.
Ils ont toujours été là.
Depuis les premiers temps du monde. Quand tout n’était que boue de nuit, crépitements magnétiques et averses d’étoiles. Quand seul s’animait à l’angle des murs le serpent luisant de noir du désir.
La maison appartient aux esprits.
A toute heure, ils y font charivari.
Tintent les marmites, soupirent les tapisseries, crissent mon rire, du bout des doigts je suis leur procession. Sans cesse derviche. Je me grise en même temps que le crépuscule. Je tourne et retourne le cadran des horloges. Je ris. Je ris tapis. Je nous enchante. Je nous trace comètes. Je nous épuise les possibles. Au petit matin, seul, je danse en grinçant sur la dernière marche de l’escalier.
On se doit d’avoir
la joie
primitive.

*

J’ai une drôle de passion
pour les oiseaux
alors que je suis certain
qu’aucun oiseau
dans le ciel tout entier
n’a seulement une seconde
jamais rêvé de moi.

*

Merles, moineaux, mésanges, rouges-gorges, rouge-queues noirs, pinsons des arbres, verdiers, éperviers, huppes fasciées,…
ma maison est toute entière aux oiseaux.
Dès le matin, ils déplient le jour et déploient le ciel
entre le canapé et le vieux poêle à bois.
C’est un grand chantier auquel tous s’affairent
avec constance et fébrilité.
Chacun a sa tâche attitrée pour que le temps s’égraine,
pour que monde continue de tourner.
A toute heure, dans le salon ils tournoient
sans filet.
Et peu importe la lame du froid, les mâchoires du feu, les convulsions de la terre,
toujours, ils poursuivent leur mission, obstinés.
Les oiseaux sont les horlogers de nos vies.
Ils sont les métronomes entêtés du jour et de la nuit.
Les témoins insouciants de nos élans et de nos effondrements.
Le miroir de nos yeux tendus vers le plafond ou l’éternité.
Sans eux, tout disparaîtrait.
Un monde sans oiseaux serait une terre d’oubli.
La vie ne tient qu’à une plume.
Aussi, je me tiens immobile au creux du jour pour ne pas les effaroucher.
Je laisse les rouges-queues se percher sur mes paupières closes.
Un moineau habille ma solitude de sont chant.
Les mésanges ébouriffent mes certitudes.
Ma peur fendue en deux par l’épervier.
Les pinsons picorent mes sourires.
Un merle docte arpente le calme de mon crâne.
Ma vie ne tient qu’à une plume.
Par chance,
les oiseaux ne sont jamais loin.
Depuis toujours,
ils nichent
sous l’escalier
de mes omoplates gauches.

*

La maison regorge de recoins.
A force de m’y tenir de guingois,
j’ai pris des poses absurdes,
mon corps et mon esprit
sont perclus d’angles obtus.

*

Je suis un animal craintif
un renard claquemuré
derrière les barreaux hérissés
de cette maison
qui n’existe pas.

*

Un ours danse dans les murs de la maison.
Il frappe son tambour, le son est si profond que les vitres en vibrent.
Il danse l’élan de l’enfant, la rage de l’adolescent, le regard précipité de l’homme adulte,
la courbure du vieux, l’attente obstinée du vieillard, le squelette ricanant de la mort.
L’ours a le pelage calendaire.
Il se réveille et se défroque à pas lents.
Il danse et frappe son tambour
pour ne rien oublier des saisons.
Je plaque mes oreilles
contre le tuyau du vieux poêle à bois
pour me remplir de sa respiration.
Inspire-expire, inspire-expire
le rythme immuable
depuis que la vie est vie.
Inspire-expire, inspire-expire
Je me remplis de son souffle.
Et les soirs où le vin déborde de ma tasse ébréchée
je tire le rideau de velours
qui me sépare des forêts
et j’invite mon frère à ma table
et nous vidons ensemble
verres sur verres
en trinquant à la vie,
au feu, aux fougères,
aux écorces, aux scarabées,
aux sources, aux airelles,
aux amours, aux étoiles, à l’éternité,
ce qui, finalement, revient au même.
Nous espérons tous sortir un jour de la grotte.
Nous attendons patiemment le printemps revenu.
Nous sommes deux rêveurs
prisonniers de la gueule d’un rêve
bien plus grand que nous.
Il n’ a rien d’autre à faire
qu’à briser les verres par-dessus nos épaules
étaler nos rires sous des pas de danse
nous réjouir d’être si bons amis
et cuver l’avenir et la nuit
dans le pelage de l’autre
en nous aimant ainsi,
pleins de vins et de vies.

*

Les bruits du monde me parviennent à travers les murs de la maison.
Cris, rires, râles, chants, détonations, déflagrations, pleurs, tremblements, battements la maison est un sismographe fiché sur l’échine du monde.

*
Il y a dans la maison un album photo aux pages brûlées par le temps.
C’est le royaume des fantômes.
Je sursaute à chaque fois que je m’aperçois au coin d’une allée du cimetière de mon enfance.
Si lointain à moi-même.
Transparent.

*

Je ne sais comment les graines sont parvenues à entrer dans la maison.
Sans doute ont-elles voyagé dans le secret du ventre des oiseaux
qui malgré moi tissent le ciel
dans le séjour.
Il suffit d’une rognure de soleil, d’une goutte de sang tirée d’une écharde
et elles font racine ici et là.
Sur mon oreiller. Dans une théière. Au fond d’une chaussure.
Sans logique apparente. Obstinément.
Sans bruit, des plantules percent.
Croissent.
Se déplient.
S’étirent.
Se déploient.
S’arbrent.
Se lianent.
Se mangrovent.
S’encanopent.
Jusqu’à coloniser toutes les pièces,
des tapis jusqu’aux plafonds.
Certains jours, je vis dans une forêt si profonde que je ne sais même plus où se trouve la maison.
C’est pour cela que je garde en permanence sept cailloux dans ma poche.
Ils me sont bien utiles quand je veux revenir sur mes pas,
retrouver le chemin qui va
de la cuisine
au canapé.
Il m’est arrivé de me perdre aux environs de la passoire à thé.
J’ai erré plus de neuf mois dans la touffeur des bois.
J’ai survécu en buvant dans la jupe des fleurs.
Je me suis fait carapace d’herbes et de boue.
J’ai dormi dans les flaques du soleil.
J’ai tressé ma langue à la sève, aux taillis, aux futaies.
J’en suis revenu plus sauvage que jamais.
Mon reflet dans le miroir ne m’a pas reconnu.
Je pourrais bien sûr arracher
la renouée, la passiflore, les chèvrefeuilles, les ronces, les crosses de fougères et les clématites
qui s’entrelacent de la cave jusqu’au grenier.
Il m’arrive de le faire parfois pour ne pas me perdre
tout à fait.
Mais en vérité, sans elles, je ne serais pas tout à fait moi.
J’aime quand le dehors se fait dedans.
J’aime m’égarer dans le dédale de ce qui croît.
J’ai alors la sensation de croître moi aussi, libéré des murs de la maison.
Certains jours, je vis dans une forêt si profonde.
Le reste du temps, je me contente de regarder par la fenêtre les arbres du chemin.
Et j’écoute la théière
s’ébrouer.

*

Ma maison parfois se gorge
Se gorge d’orages
Qui grondent
Du grenier jusqu’au cellier.
Et moi je danse sous les éclairs
en apesanteur
Sur les marches
de l’escalier.

*

Des feux brûlent dans la maison
De loin en loin
Pareils à des balises allumées
pour les marins imprudents
qui viendraient à s’aventurer là.
Toi tu navigues dans les pièces
les mains tendues
pour ne pas échouer ton cœur
aux angles obtus
tapis dans sous la surface
des mes recoins obscurs.
Tu peux avoir confiance :
Ce ne sont pas de grands feux de joie.
Des flammèches, à peine
Où te réchauffer la peau des paumes
pour éloigner la morsure
de la solitude et du froid.
Tu erres peut-être
entre l’oreiller et le vaisselier,
le guéridon dentelé, le tapis du vestibule et l’album de famille,
tu cherches une route,
une échappatoire
tu désespères peut être
de t’être aventuré dans la maison.
Mais tu peux avoir confiance :
J’ai allumé pour toi
les feux qui jamais ne s’éteignent.
Car c’est moi
qui brûle
là.

*

Parfois, la maison pleure.
Elle pleure
sans bruit.
Juste quelques gouttes qui tintent
au fond des verres
alignés dans le vaisselier
et gondolent la tapisserie.

*

Ma maison est l’abri des rêves.

*

Sur le mur,
j’ai dessiné
une porte
à l’encre
sympathique
et tu es
entrée.